Le retour du prolo
Robert Juan-Cantavella
Proust Fiction (Lot 49, 2011, trad. Mathias Enard)
Asesino Cósmico (Mondadori)
Lorsque paraît El Dorado, le deuxième roman de Robert Juan-Cantavella, la critique espagnole (et nous aussi, au passage) salue l’implacable et hilarante satire de la culture du béton et du papisme espagnol. A une époque où le bientôt ex-président du gouvernement ibère nie encore les spécificités nationales d’une crise qu’il ne veut que mondiale, l’auteur appuie là où ça fait mal. Et, trois ans plus tard, ça fait encore tellement mal que certains se demandent si l’amputation ne serait pas la seule option raisonnable… Juan-Cantavella, écrivain politique ? Aucun doute là-dessus, même si certains cherchent à l’oublier – l’Espagne, toujours agitée par ses fantômes, et, singulièrement, le spectre de Caïn, semblant considérer qu’en littérature, il n’y a politique que s’il y a réalisme social [1].
Mais la publication il y a quelques mois d’Asesino Cósmico, son troisième roman, et, cette rentrée de la traduction de Mathias Enard de son recueil de nouvelles Proust Fiction, vient nous rappeler qu’il y a autre chose chez Juan-Cantavella et que cela le rend d’autant plus précieux.
Sa carrière littéraire commence vraiment en 2001, quand un petit éditeur barcelonais publie dans une collection de littérature « jeune » Otro, son premier roman. On y trouve quelques passages de bravoure, une première apparition de son alter-ego badass Karagol et (déjà) une sorte de critique sociale, mais ce qui frappe surtout est la forme : jeux sur la typographie, la mise-en-page et la chronologie, Otro offre une expérience de lecture des plus déroutantes. On pense à un Danielewski moins soutenu, ou, selon certains critiques espagnols, à la poésie visuelle de Joan Brossa, sur laquelle il préparait alors sa thèse de doctorat. Juan-Cantavella lui-même considère que ses comparaisons ne sont pas des plus justifiées, mais il ne fait aucun doute que son roman conduira le lecteur à le placer dans le sillage d’une certaine avant-garde, d’en faire, en bien ou en mal, un formaliste. Ce qui vient après jette sur ce début prometteur une toute autre lumière. Proust Fiction (2005, Lot 49 en 2011 donc) ne dédaigne certes pas le jeu formel mais préfère tout de même une malice de petit dur à cuire des bas-quartiers de Barcelone. On y découvre, entre autres choses, que Karagol a été un intervenant capital du Quichotte (sans lui, les géants n’auraient vraiment faits qu’une bouchée du sieur Quijano et de ses illusions). On pourrait conclure à une projection de l’auteur dans la littérature, un de ces jeux que Vila-Matas aime tant et nous de moins en moins, mais le texte qui donne son titre au volume nous renvoie à toute autre chose : anxiété de l’influence (et si Proust était le précurseur de Tarantino) et propriété intellectuelle. Il y a dans Proust Fiction non pas une tentative de vivre dans et du corpus de la littérature mondiale, ni même un discours borgésien sur les précurseurs postérieurs, mais bien une force vitale prête à tout pour se faire sa place, pour tracer un chemin propre et singulier sans jamais tuer le père mais en sous-entendant, parfois un peu trop clairement, qu’on n’hésiterait pas une seule seconde à le faire. Et qu’en plus, on y parviendrait. Cette pulsion, on peut la retrouver dans El Dorado (en France prochainement). Il s’agissait sans aucun doute de secouer une bonne fois pour toute le roman politique espagnol, le faire sortir de sa torpeur, de sa paralysie, de sa fixation sur la guerre (et l’après-guerre) civile et sur le franquisme, lui faire enfin rendre compte de l’ici et du maintenant. Il s’agissait aussi de redonner un coup de fouet à la tradition burlesque et satirique héritée de Quevedo ; d’injecter enfin de bonnes doses de nouveau journalisme et de gonzo à la Grande Littérature Ibère ; de récupérer l’esprit fanzine et punk des débuts de l’auteur quelque part du côté de Valence, région la plus corrompue du plus corrompu des Royaumes. Demi-échec : à part les imbécilités d’un Isaac Rosa et malgré toute l’indignation populaire, c’est toujours la guerre et ses conséquences qui domine une certaine actualité éditoriale. Seul ou presque, il était évidemment bien difficile de faire changer le cap d’un bateau à la dérive… Par contre, si on se penche sur le roman en lui-même, la réussite est complète et la lecture de la réalité espagnole, derrière des manières pas vraiment bourgeoisement correctes, est de plus fines. Peut-être est-ce le ton parfois hunter-thompsonien, peut-être est-ce l’aspect « populo » (toxico mais populo quand même) des tribulations et de mœurs de Karagol qui, une fois la surprise initiale passée, nous fait comprendre qu’Asesino Cósmico est en fait la suite logique de tout ce qui précède.
Quelque part entre 2001 et 2011, le « formaliste » s’est pris d’affection pour la littérature de gare, le roman de quatre sous, les fictions pulp, serait-on tenté de dire. On peut aussi penser que cet attrait a toujours été présent, comme celui de Lethem pour les comics, de Coover pour les contes de fées, de Musso pour son compte en banque. Quoi qu’il en soit, Asesino Cósmico, c’est 267 pages d’hommage aux stakhanovistes du roman populaire et plus singulièrement à l’une de ses chevilles ouvrières, auteur de plusieurs centaines, le grand Curtis Garland, qui signe d’ailleurs un des chapitres et auquel Juan-Cantavella a emprunté le titre du roman. Dans un recoin perdu de notre monde en 2035, l’île métèque est en proie aux conséquences d’une catastrophe vieille de plusieurs décennies : Sierpe, la ville ancienne, détruite et inhabitable ; une mer intérieure hantée par un monstre qui ferait peur à Nessie ; un bois maudit ; un accélérateur de particules ; une ville nouvelle. Mais aussi des vampires, des enfants possédés, des tueurs renifleurs de culotte et un assassin cosmique. Respectant les canons du (des) genre(s), Juan-Cantavella saute du récit d’horreur à l’enquête policière ; du duel de cowboy à la fantaisie héroïque ; de la sci-fi à la scène érotique la plus torride. Ainsi, il cumule dans un seul roman tous les genres auquel Garland s’adonnait dans les textes grâce auxquels, exploité par son éditeur, il tentait de faire subsister sa petite famille. Il pourrait s’agir d’un simple clin d’œil à une obsession personnelle. Ce n’est pas le cas : il s’agit d’un roman d’aventure assez formidable, haletant, habile et surtout très surprenant. Le mélange de style est une vraie réussite. Il pourrait s’agir d’un détournement, d’une dé-mythification postmoderne ironique. Ce n’est pas le cas : si l’ironie est présente, si on ne peut s’empêcher de penser à certains prédécesseurs, Juan-Cantavella ne « démonte » pas le pulp, il met ses mains dans le cambouis et livre quelque chose de profondément ressenti, jamais académique (notamment grâce à l’intégration d’éléments de comédies – parfois presque slapstick dans les morts – qui apportent une légèreté rafraîchissante).
Et c’est peut-être maintenant que nous touchons le cœur sensible de l’œuvre de Juan-Cantavella, et pas seulement de ce livre en particulier. Si on peut le décrire comme un satiriste parfois tranchant, son rapport au champ strictement littéraire semble être celui d’un amoureux de la (para)littérature, d’un mordu de styles, de genres. On peut faire une liste longue comme un jour sans pain des auteurs que son œuvre nous rappelle (et il y a déjà une bonne liste dans ce qui précède) mais cette liste ne parviendrait jamais à rendre justice à ce qu’il faut bien appeler le syncrétisme Juan-Cantavella, une littérature des littératures qui ne vise ni l’exquisité universelle borgésienne ni le cosmopolitisme d’arrière-garde du dernier roman de Vila-Matas, le catastrophique Dublinesca. En fait, cette littérature faite de bric et de broc à l’aune de toutes les littératures est une méta-littérature précieuse, rare : la méta prolo. Et nous revenons donc à la polis : à une époque où le divertissement populaire n’existe plus que sous la forme de directives provenues de grands studios et producteurs de ciné, y-a-t-il une acte plus politique que cette remise en avant, à travers Asesino Cósmico, de cette littérature prolo, de ce divertissement pensé pour la classe ouvrière par des auteurs qui émargeaient eux-mêmes (jusque dans leur exploitation) à la classe ouvrière de leur spécialité ? Sous cet angle-là, Asesino Cósmico est définitivement l’aboutissement logique du travail de Juan-Cantavella.
Robert Juan-Cantavella
Proust Fiction (Lot 49, 2011, trad. Mathias Enard)
Asesino Cósmico (Mondadori)
Lorsque paraît El Dorado, le deuxième roman de Robert Juan-Cantavella, la critique espagnole (et nous aussi, au passage) salue l’implacable et hilarante satire de la culture du béton et du papisme espagnol. A une époque où le bientôt ex-président du gouvernement ibère nie encore les spécificités nationales d’une crise qu’il ne veut que mondiale, l’auteur appuie là où ça fait mal. Et, trois ans plus tard, ça fait encore tellement mal que certains se demandent si l’amputation ne serait pas la seule option raisonnable… Juan-Cantavella, écrivain politique ? Aucun doute là-dessus, même si certains cherchent à l’oublier – l’Espagne, toujours agitée par ses fantômes, et, singulièrement, le spectre de Caïn, semblant considérer qu’en littérature, il n’y a politique que s’il y a réalisme social [1].
Mais la publication il y a quelques mois d’Asesino Cósmico, son troisième roman, et, cette rentrée de la traduction de Mathias Enard de son recueil de nouvelles Proust Fiction, vient nous rappeler qu’il y a autre chose chez Juan-Cantavella et que cela le rend d’autant plus précieux.
Sa carrière littéraire commence vraiment en 2001, quand un petit éditeur barcelonais publie dans une collection de littérature « jeune » Otro, son premier roman. On y trouve quelques passages de bravoure, une première apparition de son alter-ego badass Karagol et (déjà) une sorte de critique sociale, mais ce qui frappe surtout est la forme : jeux sur la typographie, la mise-en-page et la chronologie, Otro offre une expérience de lecture des plus déroutantes. On pense à un Danielewski moins soutenu, ou, selon certains critiques espagnols, à la poésie visuelle de Joan Brossa, sur laquelle il préparait alors sa thèse de doctorat. Juan-Cantavella lui-même considère que ses comparaisons ne sont pas des plus justifiées, mais il ne fait aucun doute que son roman conduira le lecteur à le placer dans le sillage d’une certaine avant-garde, d’en faire, en bien ou en mal, un formaliste. Ce qui vient après jette sur ce début prometteur une toute autre lumière. Proust Fiction (2005, Lot 49 en 2011 donc) ne dédaigne certes pas le jeu formel mais préfère tout de même une malice de petit dur à cuire des bas-quartiers de Barcelone. On y découvre, entre autres choses, que Karagol a été un intervenant capital du Quichotte (sans lui, les géants n’auraient vraiment faits qu’une bouchée du sieur Quijano et de ses illusions). On pourrait conclure à une projection de l’auteur dans la littérature, un de ces jeux que Vila-Matas aime tant et nous de moins en moins, mais le texte qui donne son titre au volume nous renvoie à toute autre chose : anxiété de l’influence (et si Proust était le précurseur de Tarantino) et propriété intellectuelle. Il y a dans Proust Fiction non pas une tentative de vivre dans et du corpus de la littérature mondiale, ni même un discours borgésien sur les précurseurs postérieurs, mais bien une force vitale prête à tout pour se faire sa place, pour tracer un chemin propre et singulier sans jamais tuer le père mais en sous-entendant, parfois un peu trop clairement, qu’on n’hésiterait pas une seule seconde à le faire. Et qu’en plus, on y parviendrait. Cette pulsion, on peut la retrouver dans El Dorado (en France prochainement). Il s’agissait sans aucun doute de secouer une bonne fois pour toute le roman politique espagnol, le faire sortir de sa torpeur, de sa paralysie, de sa fixation sur la guerre (et l’après-guerre) civile et sur le franquisme, lui faire enfin rendre compte de l’ici et du maintenant. Il s’agissait aussi de redonner un coup de fouet à la tradition burlesque et satirique héritée de Quevedo ; d’injecter enfin de bonnes doses de nouveau journalisme et de gonzo à la Grande Littérature Ibère ; de récupérer l’esprit fanzine et punk des débuts de l’auteur quelque part du côté de Valence, région la plus corrompue du plus corrompu des Royaumes. Demi-échec : à part les imbécilités d’un Isaac Rosa et malgré toute l’indignation populaire, c’est toujours la guerre et ses conséquences qui domine une certaine actualité éditoriale. Seul ou presque, il était évidemment bien difficile de faire changer le cap d’un bateau à la dérive… Par contre, si on se penche sur le roman en lui-même, la réussite est complète et la lecture de la réalité espagnole, derrière des manières pas vraiment bourgeoisement correctes, est de plus fines. Peut-être est-ce le ton parfois hunter-thompsonien, peut-être est-ce l’aspect « populo » (toxico mais populo quand même) des tribulations et de mœurs de Karagol qui, une fois la surprise initiale passée, nous fait comprendre qu’Asesino Cósmico est en fait la suite logique de tout ce qui précède.
Quelque part entre 2001 et 2011, le « formaliste » s’est pris d’affection pour la littérature de gare, le roman de quatre sous, les fictions pulp, serait-on tenté de dire. On peut aussi penser que cet attrait a toujours été présent, comme celui de Lethem pour les comics, de Coover pour les contes de fées, de Musso pour son compte en banque. Quoi qu’il en soit, Asesino Cósmico, c’est 267 pages d’hommage aux stakhanovistes du roman populaire et plus singulièrement à l’une de ses chevilles ouvrières, auteur de plusieurs centaines, le grand Curtis Garland, qui signe d’ailleurs un des chapitres et auquel Juan-Cantavella a emprunté le titre du roman. Dans un recoin perdu de notre monde en 2035, l’île métèque est en proie aux conséquences d’une catastrophe vieille de plusieurs décennies : Sierpe, la ville ancienne, détruite et inhabitable ; une mer intérieure hantée par un monstre qui ferait peur à Nessie ; un bois maudit ; un accélérateur de particules ; une ville nouvelle. Mais aussi des vampires, des enfants possédés, des tueurs renifleurs de culotte et un assassin cosmique. Respectant les canons du (des) genre(s), Juan-Cantavella saute du récit d’horreur à l’enquête policière ; du duel de cowboy à la fantaisie héroïque ; de la sci-fi à la scène érotique la plus torride. Ainsi, il cumule dans un seul roman tous les genres auquel Garland s’adonnait dans les textes grâce auxquels, exploité par son éditeur, il tentait de faire subsister sa petite famille. Il pourrait s’agir d’un simple clin d’œil à une obsession personnelle. Ce n’est pas le cas : il s’agit d’un roman d’aventure assez formidable, haletant, habile et surtout très surprenant. Le mélange de style est une vraie réussite. Il pourrait s’agir d’un détournement, d’une dé-mythification postmoderne ironique. Ce n’est pas le cas : si l’ironie est présente, si on ne peut s’empêcher de penser à certains prédécesseurs, Juan-Cantavella ne « démonte » pas le pulp, il met ses mains dans le cambouis et livre quelque chose de profondément ressenti, jamais académique (notamment grâce à l’intégration d’éléments de comédies – parfois presque slapstick dans les morts – qui apportent une légèreté rafraîchissante).
Et c’est peut-être maintenant que nous touchons le cœur sensible de l’œuvre de Juan-Cantavella, et pas seulement de ce livre en particulier. Si on peut le décrire comme un satiriste parfois tranchant, son rapport au champ strictement littéraire semble être celui d’un amoureux de la (para)littérature, d’un mordu de styles, de genres. On peut faire une liste longue comme un jour sans pain des auteurs que son œuvre nous rappelle (et il y a déjà une bonne liste dans ce qui précède) mais cette liste ne parviendrait jamais à rendre justice à ce qu’il faut bien appeler le syncrétisme Juan-Cantavella, une littérature des littératures qui ne vise ni l’exquisité universelle borgésienne ni le cosmopolitisme d’arrière-garde du dernier roman de Vila-Matas, le catastrophique Dublinesca. En fait, cette littérature faite de bric et de broc à l’aune de toutes les littératures est une méta-littérature précieuse, rare : la méta prolo. Et nous revenons donc à la polis : à une époque où le divertissement populaire n’existe plus que sous la forme de directives provenues de grands studios et producteurs de ciné, y-a-t-il une acte plus politique que cette remise en avant, à travers Asesino Cósmico, de cette littérature prolo, de ce divertissement pensé pour la classe ouvrière par des auteurs qui émargeaient eux-mêmes (jusque dans leur exploitation) à la classe ouvrière de leur spécialité ? Sous cet angle-là, Asesino Cósmico est définitivement l’aboutissement logique du travail de Juan-Cantavella.
Notes:
[1] Preuve en est cet atterrant article
du quotidien Publico où l’on apprend de la bouche de Rafael Reig que
dans les années de la transition, la littérature engagée a été
ostracisée en faveur d’horribles formalistes du style Juan Goytisolo.
Goytisolo formaliste ? Certes. Goytisolo non politique ? Por favor. Sur
le demi-siècle passé, il est sans aucun doute le plus grand écrivain
politique de la péninsule. Son défaut ? Il n’a pas de carte de parti et
il gène à peu près tout le monde.